L’entrée de l’habitat participatif dans la politique publique (2005-2014)

Conférence publique donnée dans le cadre de l’action 4 du programme E²=HP², le 17 octobre 2014, à Rennes, par Camille Devaux (Lab’Urba, Paris Est-Créteil), auteure d’une thèse en aménagement et urbanisme sur l’habitat participatif (2014), et du livre L’habitat participatif. De l’initiative habitante à l’action publique, Presses Universitaires de Rennes, « Géographie sociale », 2015.

Pour écouter l’enregistrement audio intégral (site de l’Adess)

 

Les années 2000 : la nébuleuse

Jusqu’en 2010, l’habitat participatif ne se nommait pas encore « participatif », il y avait d’autres termes, comme « habitat groupé », « habitat autogéré », « coopérative d’habitants »… Il se situait alors dans un mouvement qui était très confidentiel, dans le sens où pour trouver des informations sur le sujet il fallait passer essentiellement par Internet, par des réseaux, ou par des connaissances directes. Ce mouvement avait alors une réalité assez modeste. Quelques années avant, vers 2005, des groupes d’habitants ont commencé à exister, des associations ont commencé à se fonder. Elles ont essayé d’avoir une action de lobbying auprès de leurs élus locaux, et de frapper à toutes les portes possibles et imaginables dans leurs réseaux, qui étaient militants et associatifs pour la plupart. Ils ont donc mobilisé leurs compétences, ce que moi j’ai appelé leur « capital militant », pour rejoindre la série des autres capitaux dont on a déjà parlé aujourd’hui. Ils ont essayé de faire entendre leur voix dans un contexte qui n’était pas très réceptif du côté politique à ce moment-là.

Trois pôles principaux de ce qu’on nommera plus tard l’habitat participatif se structurent : un pôle de l’autopromotion autour de Strasbourg, un pôle breton à l’ouest, qui n’employait pas forcément les mêmes termes, et puis Habicoop qui prône la coopérative d’habitants en Rhône-Alpes. Ces trois pôles n’étaient pas vraiment en connexion, même s’il y avait des Rencontres nationales annuelles des Coopératives d’habitants depuis 2007. Ce qui fait que la Ville de Strasbourg a dit «nous on a découvert l’habitat groupé autogéré à un moment de notre histoire, aux Rencontres nationales de 2010. On pensait avoir inventé les herbes folles de l’habitat autogéré ».

 

Le tournant de 2010 : « le temps de l’appropriation de l’institution »

Ces « Rencontres nationales de l’habitat participatif », organisées en 2010 à Strasbourg, ont été un tournant. Elles ont marqué l’entrée véritable de qu’on peut appeler l’acteur institutionnel, à savoir les collectivités, les organismes HLM, et d’autres acteurs professionnels du champ de l’habitat. Cela s’est passé en grande partie sur l’impulsion de l’association Écoquartier Strasbourg, qui avait senti assez précocement la nécessite de s’associer avec les collectivités. Donc, on a eu un effet cliquet. Si on regarde les Rencontres précédentes de 2008 et 2009, on est sur un public de 40 à 60 personnes, alors qu’à Strasbourg on monte à 400, et à 600 en 2012 à Grenoble. On verra ce que donne la prochaine Rencontre, en 2015 à Marseille. Il y a un changement de ce point de vue-là. C’est le moment de l’entrée des institutions. Elles aussi, en parallèle des habitants, apprennent à se connaître, et initient les prémisses du Réseau National des Collectivités en faveur de l’Habitat Participatif.

Sur la période suivante, après 2010, on est sur ce que je pourrais appeler « le temps de l’appropriation de l’institution », c’est-à-dire comment chaque collectivité va mettre en avant, via les appels à projets ou les appels à manifestation d’intérêts, pour développer l’habitat participatif en considération de ses préoccupations locales. On voit un certain nombre de différences en fonction des priorités, ce qui est assez légitime, je pense. Typiquement, le premier appel à projets strasbourgeois en 2009 n’était pas du tout porté sur l’habitat participatif, ça devait être au départ un appel à projets pour définir une grille environnementale, pour les bâtiments écologiques, performants. Ce qui a donné à terme des projets parfois critiqués au niveau local, justement sur leur aspect sur-écologique au détriment d’aspects plus sociaux, ce qui a amené la collectivité à réorienter son projet en disant que « oui, bien sûr, l’écologie, mais si on veut que les groupes ne se cassent pas la figure il faut aussi qu’en amont les aspects liés aux fonctionnements de groupes soient bien arrêtés ». Alors ils ont laissé plus de temps notamment pour la constitution des groupes et pour éviter que ce ne soit que des architectes qui répondent et qui fassent des bâtiments écologiques. Et, à la faveur du lobby d’Écoquartier Strasbourg, on a fait entrer l’habitat participatif dans ces appels à projets.

 

Le « processus tourbillonnaire »

Entre 2010 et aujourd’hui, c’est le moment où plusieurs collectivités lancent des appels à projets. En France, en ce moment, il y en a à peu près une vingtaine. Leurs réalités sont très différentes, certaines consultations sont à grande échelle, comme à Strasbourg où ils proposent 3, puis 7 terrains, alors que d’autres villes ne proposent qu’un seul terrain, on ne parle pas forcément de la même chose. En 2012 vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a eu un changement de gouvernement, et notamment l’entrée d’Europe-Écologie-Les-Verts sur un poste au Ministère de l’égalité des territoires et du logement qui était assuré par Cécile Duflot. Si je précise cela, ce n’est pas pour attribuer à Europe-Écologie-Les-Verts et à Cécile Duflot l’entrée de l’habitat participatif dans la loi ALUR, mais simplement pour montrer les connexions qu’il faut faire à propos de cette entrée dans la loi entre le niveau local et le niveau national. Il y a des liens parmi les militants de l’habitat participatif avec le parti Europe-Écologie-Les-Verts, et la structuration du parti fait aussi qu’il y a des liens qui peuvent se faire entre le niveau local et le niveau national, et qui amènent à faire remonter des choses au niveau national.

On arrive à ce que moi j’ai appelé dans ma thèse une sorte de « processus tourbillonnaire », dans le sens où petit à petit on a des groupes d’habitants qui se sont fortement mobilisés, des associations que se sont constituées, en même temps un milieu professionnel de plus en plus investi par la question, en parallèle de ça une professionnalisation des accompagnateurs des groupes d’habitants. C’est un processus en tourbillon, avec un effet d’entraînement mutuel. Le directeur d’une coopérative HLM de Rhône-Alpes a réussi à convaincre un autre directeur d’organisme HLM parce que lui avait réussi à le faire. Il y a eu un moment où il y a eu un besoin que la parole des institutionnels soit rendue publique pour qu’ils disent « nous on a fait, on est opérateur HLM, ça nous a coûté en termes de temps, d’investissement, d’énergie, mais on l’a fait, donc vous pouvez aussi le faire ». Ce qui fait qu’on a un peu les pionniers, typiquement ceux de Strasbourg, et puis, derrière, la nécessité pour d’autres collectivités d’y aller aussi, pour ne pas paraître comme les dernières roues du carrosse, ou comme des collectivités qui ne sont plus du tout dans le vent parce qu’elles ne font pas d’habitat participatif. Et cette logique est un des risques auquel il faut être vigilent aujourd’hui, ça rejoint le propos sur l’innovation : si vous regardez les programmes locaux de l’habitat dans lesquels il y a une action en faveur de l’habitat participatif, il est systématiquement question d’« innovation », d’« expérimentations », etc. Et vous avez parfois des copiés-collés stricto-sensu entre deux PLH parce que le technicien n’a pas eu le temps, n’écrit pas les projets, on lui a dit « débrouille-toi avec l’habitat participatif », et il a déjà beaucoup de choses à faire… Et l’habitat participatif peut être mis dans une action pour accompagner le vieillissement, un autre pour les jeunes, … C’est mobilisé pour un certain nombre de choses.

 

Une « 3e voie du logement » ?

Il y a un enjeu aujourd’hui sur cette question de l’affichage, pour savoir de quoi on parle. Les promoteurs portent, à mon avis, un enjeu important. Je pense qu’une des questions qu’on peut se poser aujourd’hui, c’est de mettre en débat la rhétorique autour de la « 3e voie du logement », la voie alternative. Si on accède à cette catégorisation-là pour l’habitat participatif, au final on le met dans une case, et on risque de l’isoler de ce qui serait les deux autres voies, à savoir le logement public et le logement privé. Ce serait un produit à part entière, il y aurait ce qui est participatif et ce qui ne l’est pas. Et, partant de ça, comment fait-on pour que les gens aient le droit de bouger de l’un à l’autre ? La question est peut-être de se demander comment fait-on pour créer, à l’inverse, un peu plus de souplesse entre le public, le privé, le participatif ? Comment, par le participatif sous toutes ses formes, du plus militant et participatif à ce qui est moins militant et moins participatif, comment on peut irriguer les pratiques et les représentations des différents acteurs, aboutir à des spectres de projets et d’initiatives qui peuvent être très variés et différents les uns des autres. À partir du moment où on sera dans la situation où il y a une adhésion des personnes qui y sont dedans et qui accèdent ainsi à une forme d’habiter et à un mode de vie qu’ils ont choisis, à des degrés différents, on aura gagné en un sens, parce que cela voulait dire que ça correspondait à un besoin, des besoins qui sont divers. À mon avis, le cloisonnement est un peu problématique, et cette rhétorique de la « 3ème voie » mérite d’être interrogée.

(E²=HP² atelier 4)